Cultiver la compassion, un remède pour le monde…

Si nous comprenons véritablement, non pas avec le filtre de notre intellect mais j’allais dire, avec l’intelligence de notre coeur, que yoga veut dire UNION, UNIR, UNITÉ… INTERCONNEXION… si nous savons d’expérience, que nous ne sommes pas séparés les uns des autres, mais qu’il y a une conscience-source à l’origine de nous tous… alors il n’y a plus je crois d’agressivité, de violence, de malveillance en nous… Si véritablement nous comprenons que ce qui arrive à quelqu’un d’autre au bout du monde, m’arrive à moi aussi (quelquefois avec un temps de retard…), que ton injustice est mon injustice…, alors, naturellement émerge un sentiment qui fait partie de ce que le yoga ET de ce que le bouddhisme, c’est la même terminologie en sanskrit et en pāli, appellent les quatre « émotions sublimes », les quatre « demeures divines », littéralement les « résidences de Brahmā » (les Brahmavihāras)… alors émerge : karuṇā, la compassion…

Karuṇā mudrā

La compassion a à voir avec la souffrance… Littéralement c’est « souffrir avec »… ou comme j’aime mieux à la définir, la compassion, c’est « partager la souffrance ». Lorsque nous faisons face à une souffrance, que ce soit celle de quelqu’un d’autre ou que ce soit notre propre souffrance personnelle (notre propre mal-être, stress, angoisse, anxiété, douleur, difficulté, dépression…), notre tendance naturelle est souvent de nous fermer, de détourner le regard, de feindre l’indifférence, voire de « partir en courant »… Notre tendance est aussi souvent – c’est ainsi que notre monde moderne nous pousse à réagir… – de juger ou de critiquer (si au moins il avait fait ceci ou cela, elle aurait mieux fait de, etc…). C’est une défense. Nous faisons cela je crois inconsciemment, dans l’expectative que cette attitude va nous protéger ou nous immuniser de cette souffrance que nous voulons tellement éviter et que nous pensons contagieuse.

Or, nous ne pouvons pas totalement éviter la souffrance (c’est d’ailleurs le premier enseignement du Bouddha : il y a dukkah, il y a la souffrance. Ceci est un fait.)… Et c’est pourquoi le yoga (et le bouddhisme) proposent justement le contraire… Qu’au lieu de fuir et de nous fermer face à la souffrance, nous devenions capables de tolérer, d’accueillir, d’apprivoiser une certaine quantité de souffrance (ou d’inconfort pour commencer, je vous fais souvent ce cours sur « trouver le confort dans l’inconfort », karuṇā est sans doute « un cran au-dessus » 🙂 ). Et ce, non-pas, surtout pas !!!!, dans l’idée de rajouter la souffrance à la souffrance (il y a bien assez de souffrance comme ça dans le monde !), mais au contraire, dans l’idée de partager et donc d’alléger la souffrance. Pensez combien cela aide quand nous pouvons parler (penser, nous identifier, nous relier) à quelqu’un qui a un même vécu que nous dans un moment difficile, qui est passé par les mêmes épreuves, qui nous comprend parce qu’il partage la même peine. Dès lors que nous nous sentons vu, inclus, compris, AIMÉ !, l’étau de notre souffrance se desserre. Et je note là, avec Pema Chödrön, qu’il y a dans la compassion un esprit de fraternité, la reconnaissance d’une unité entre nous, une relation d’égal et égal et non une relation « d’un soignant à un souffrant » dit-elle, rien de condescendant comme dans la pitié quelquefois. Plutôt une résonance…

Pour le bouddhisme, la compassion est décrite comme « un frémissement du coeur »… C’est tout simplement autoriser notre coeur à être touché… C’est sortir de notre conception égo-centrée du monde et réaliser que nous ne sommes pas les seuls à avoir du mal avec la vie… c’est lever un peu le nez de notre propre souffrance pour voir celle des autres et y devenir suffisamment sensible pour que cela nous donne envie d’y remédier (c’est un point important, j’y reviens dans un instant)… Compatir c’est quelque-part comprendre que nous aspirons tous, tous autant que nous sommes sur cette terre, au bonheur et à sortir de la souffrance (même si nos moyens d’y parvenir sont différents, incompatibles ou incompréhensibles parfois)… comprendre que nous sommes tous vulnérables. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je dirais que la compassion est une forme de courage, si l’on entend par courage cette capacité à garder un coeur ouvert, tendre et sensible au milieu d’un monde de dureté et de chaos.

« Rien n’est plus fort – simultanément féroce et doux comme la plume – qu’un coeur ouvert. »

_ Lissa Rankin

Maintenant je crois aussi que cette sensibilité, que notre compassion ne doit pas rester « vaine »… Il ne s’agit pas de tolérer la souffrance pour tolérer la souffrance. La souffrance est intolérable ! Et lorsqu’on ne peut pas supporter de regarder quelque-chose, c’est sans doute parce qu’on ne devrait pas le supporter, ou le tolérer, y compris à l’échelle d’une société. On ne devrait pas tolérer l’intolérable. Mais comment soigner, soulager, un enfant ou un animal par exemple si je ne suis pas capable de regarder sa blessure ? C’est impossible. La sensibilité pure quelquefois nous paralyse ou nous garde en retrait, tandis que la compassion nous pousse à l’action. Nous sommes tellement touché que cela nous donne l’élan d’y changer quelque-chose, de faire tout notre possible pour interrompre la souffrance. Comme l’écrit Jeff Brown dans Spiritual graffiti, la compassion, c’est « l’amour en action ». Sans cela, notre compassion, à mon sens, est incomplète… La compassion devrait être non-seulement un tremblement, mais aussi un élan du coeur… Reconnaître que je ou tu souffre(s), être capable de faire avec ça temporairement sans détourner le regard (il ne faut jamais refuser de voir…), puis chercher et mettre en oeuvre toutes les solutions à notre portée pour soulager cette souffrance. Sachant bien-sûr qu’il y aura toutes ces fois où nous ne pourrons pas aider. Et cela aussi il nous faut l’accepter… Mais je pense à cet homme, un australien vivant près d’une falaise, dont j’ai lu qu’il aurait en 50 ans sauvé 160 personnes du suicide simplement en les invitant à venir prendre le thé chez lui. Je ne sais trop comment dire, mais je pense que nous pouvons parfois beaucoup par notre seule présence (parfois notre écoute), qui crée comme un « contenant », un espace, capable de recevoir ou d’accueillir la souffrance d’un autre.

Pour l’enseignante bouddhiste américaine Tara Brach, la compassion est le médicament dont le monde a le plus besoin en ce moment… Ce n’est pas un hasard si le dernier Bouddha incarné (Siddhārta Gautama) est un Bouddha dit de compassion… Et je pense aussi que dans notre monde d’aujourd’hui, et – je ne veux pas faire de projections mais… – dans notre monde de demain probablement…, c’est une qualité dont nous aurons désespérément besoin… Ce monde nécessite(ra) que nous soyons capables de tout simplement être là, non-pas à opposer mais à OFFRIR notre présence à la souffrance, quand tout en nous voudrait la repousser. C’est une compétence que nous avons tous en germe, une qualité de coeur qui fait partie de notre humanité et que nous pouvons tous cultiver. Ainsi que le dit Brené Brown, la compassion c’est « quelque-chose que nous choisissons de pratiquer. » Et plus nous la pratiquons plus elle s’accroît (Einstein – et d’autres – ont parlé « d’élargir les cercles de la compassion » jusqu’à ce qu’elle inclut toutes les créatures vivant sur terre). Alors en cette période exceptionnelle que nous traversons, j’espère que nous serons nombreux en nos fors intérieurs à reprendre à nos comptes l’aspiration ou la prière du Boddhisattva : « Puissent toutes circonstances servir à éveiller la compassion »… Puissent toutes circonstances… au moins servir… à éveiller la compassion.

7 petites pistes pour cultiver la compassion

  • les mudrās (positions de doigts) : Karuṇā mudrā ici photographiée par ma fille et que certains simplifient en ramenant tous les doigts de la main gauche « en bec » dans le creux de la main droite. La main droite peut regarder vers l’avant et la main gauche vers vous, de sorte qu’une partie de votre compassion est symboliquement dirigée vers le monde et qu’une autre partie est dirigée vers vous-même. Également Shuni mudrā : pouce et majeur ensemble qui favorise la patience, la compréhension et la compassion. Et Padmā mudrā : bas et bords des mains ensemble, les doigts du centre ouverts en lotus devant le coeur.
  • les asanas qui ouvrent le coeur : ce sont généralement des postures en dos creux un peu (trop) dynamisants pour notre propos… Aussi je conseillerais plutôt des ouvertures un peu plus passives comme les ponts ou demi-ponts avec une brique sous le sacrum ou les poissons également avec supports.
  • la relaxation : « la porte d’entrée de la sagesse et de la compassion » selon Tara Brach. Comment être compatissant quand on est tendu, fermé, stressé ?
  • la respiration : consciente, alternée ou simplement narine gauche pour stimuler des qualités de tranquillité et de douceur. À noter que pour le moine Thich Naht Hanh (c’est dans son livre sur la colère), seule la respiration consciente nous protège en entrant dans « l’incendie de la souffrance » lorsqu’on se met à l’écoute d’un être en peine. C’est le point suivant :
  • l’écoute attentive, généreuse… faire l’effort d’être vraiment présent lorsque quelqu’un nous parle. Ne pas nous projeter dans ce que nous allons bien pouvoir répondre. Ni ramener la conversation sur un sujet qui nous concerne. Sans interrompre. Écouter véritablement.
  • essayer de se mettre à la place de l’autre (« dans ses chaussures » comme dit l’anglais), de comprendre ses raisons même si elles nous semblent totalement étrangères et réfutables. Ce qui, soit dit en passant, ne nous oblige pas à changer de point de vue, mais à comprendre et à être moins dans le jugement.
  • et puis, la compassion au quotidien, c’est parfois aussi simple qu’un sourire, prendre quelqu’un dans ses bras, un mot gentil, un service rendu, une main posée sur la joue… Il n’y a pas de « recette », il n’y a pas à en faire « des tonnes », la compassion est une compétence naturelle, elle est l’expression de notre humanité… Il s’agit peut-être de panser nos propres blessures, de désarmer nos egos, de relaxer et d’ouvrir nos coeurs au sens physique et symbolique, pour la laisser déborder !

Et, pour terminer sur une petite note positive, lorsqu’enfin nos coeurs s’ouvrent, lorsque nous ressentons sincèrement la compassion, il a été démontré que cela rallonge nos télomères (les petits capuchons de nos chromosomes), active le nerf vague (« le nerf de la paix » comme j’aime à l’appeler), que cela nous rend plus aptes à faire face aux situations difficiles et moins en prise aux émotions négatives. En un mot plus heureux ! Et c’est en cela que la compassion est une bénédiction à double-sens. Ou si je pouvais la redéfinir : une relation de guérison réciproque.

Voilà… je vous souhaite de garder « les yeux du coeur » ouverts, Gwenaëlle.