Il y a quelques semaines, pour illustrer ce que l’on appelle Pratyāhāra en yoga, disons, pour tout résumer en une seule phrase : « le retrait du mental de la sollicitation des sens » (!), je vous ai proposé d’aller vers une posture certes très intériorisante, mais qui n’est pas toujours simple à réaliser pour nos corps occidentaux, puisqu’il s’agit d’une flexion assise (déjà…), assortie d’une improbable position des bras tournés vers l’arrière et glissés sous les jambes (!), à savoir : Kūrmāsana, la posture de la tortue. J’ai fait comme je fais toujours en pareil cas : je vous ai présenté mon thème, puis montré la posture en image tout en vous expliquant les particularités bio-mécaniques qu’il allait nous falloir travailler pour arriver dans cette tortue (ou l’une de ses variantes). Passent les premières séances, qui me laissent la sensation d’être un peu laborieuses, difficiles. Je m’en étonne, non-pas parce que j’ai la prétention de toujours donner des cours qui plaisent, mais parce qu’il m’avait semblé intégrer dans cette séquence des postures que vous aimiez plutôt bien en général… Petit retour à mes notes qui me le confirment : postures appréciées. 🤔 Doooooonc… changement de stratégie (je n’avais sûrement pas l’intention que cette tortue se transforme en torture !)… et pour les séances suivantes, je décide de dire et faire tout pareil, à la différence que je ne montre plus l’image de la posture avant de commencer… Et là… comme par magie, la séance devient instantanément tellement plus facile et délectable ! 😍 Fin de l’histoire ? Oui, et non… voici quelques-unes des (nombreuses !) réflexions inspirées par cette « séance de tortue »…
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’expérience de ce cours fût génératrice de moultes pensées ! Cela nous parle de tellement de choses qui se bousculent aux portes de mon mental… de tellement de concepts, de tellement de cours déjà donnés… Cela nous parle :
- de notre aptitude (ou non…) à être sans attente (vis-à-vis de nous même, de notre corps, de la séance, de la vie…)
- de nos conditionnements (ah ! ce fameux livre jaune que je vous montre à chaque fois qu’on va vers une posture « au sommet »… peut-être a-t-il fini par générer un réflexe de tension, une attitude de défense intérieure…)
- de nos préférences et de nos aversions (rāga et dveṣa, toutes deux in fine causes de souffrance)
- de tout ce que je vous ai dit à propos de « réitérer le plaisir / éviter la douleur »
- de notre capacité à accueillir ce qui se présente d’un coeur égal, ouvert (vous vous rappelez des séances sur l’équanimité, upekṣā…) Avoir un coeur prêt à tout !
- de notre tolérance à l’inconfort, de « savoir souffrir », aurait dit Thich Nath Hahn…
- de la primauté de notre instinct de survie et de préservation
- de nos appréhensions, stresses en tous genre
- de la raison d’être de nos difficultés
- de l’idée (négative en général), que l’on se fait de l’échec, de notre peur de ne pas être « à la hauteur » (« je ne vais sûrement pas y arriver », « cette posture, impossible pour moi » !)
- de ce qu’est pour nous, une posture de yoga, de notre attachement à la forme extérieure
Cela nous parle…
- de la conscience de notre destination…
- et de la manière dont on y va… dont on fait le voyage de sa vie…
Cela nous parle de tellement de choses !!! Mais essentiellement, cela nous parle de notre rapport à la souffrance, et particulièrement à la souffrance à venir. De cette souffrance future, non-manifestée, hypothétique (le pire n’est jamais certain !), Patañjali nous dit, c’est au sūtra 16, chapitre II, qu’elle peut et doit être évitée : « heyaṃ duḥkham anāgatam », la souffrance qui n’est pas encore advenue doit être évitée. Et il tombe bien sous le sens effectivement, que la souffrance passée est passée (ou devrait l’être…), que la souffrance présente s’il y en a, est en train d’être évacuée par le simple fait d’être vécue et ressentie pleinement. Donc pour ces deux types de souffrance, il n’y a plus grand-chose à faire, elles ont été ou elles sont, on ne peut pas retenir une balle qui a été lancée. En revanche, la souffrance à venir, celle-là, nous pouvons et nous devons (tout faire pour) l’éviter. Cela a à voir avec la notion, tout indienne, de Karma et de faire notre possible pour ne pas en créer de nouveau, pour disons ne pas « en rajouter »…
« La douleur qui n’est pas encore advenue doit être évitée ».
_ Patañjali, Yoga-Sūtras II.16
Pourtant ce n’est pas ce que nous faisons naturellement… Naturellement, équipés que nous sommes de ce « cerveau de survie », nous avons tendance à nous en faire à l’avance. À nous inquiéter. À anticiper la souffrance à venir. Et ce faisant, à nous gâcher l’instant. Je crois que cela « marche » avec les attentes que l’on a de la vie (de notre désir que les choses aillent dans notre sens, et de notre difficulté à faire avec ce qui est)… Vous avez prévu partir en week-end au bord de la mer, vous rêvez plage, soleil, chaleur. Le lundi qui précède : risque de pluie au lieu de votre destination : 100% ! Immédiatement une certaine négativité s’installe en vous et ne vous lâchera pas de la semaine. Idem : vous avez réservé votre cours de yoga, vous voulez vous faire du bien et bam, c’est la séance sur la tortue (ou toute autre posture que vous n’aimez pas…) ! Le cours à peine commencé, vous vous angoissez déjà, et ce petit fond d’intranquillité perdurera toute l’heure (tant mieux ! c’est ce sur quoi il faut travailler !!!)… Ou bien encore, vous avez (souvent inconsciemment) prévu vivre votre vie sur ce même fond d’insouciance que celui que vous avez toujours connu, quand on agite sous vos yeux la menace de jours bien noirs.
Bref, vous voyez ce que je veux dire : notre tendance naturelle est de vivre la souffrance par anticipation. De la prolonger, je pourrais dire, « à rebours », de la « prélonger » 😳 ! Et au lieu de souffrir, éventuellement « le moment venu », nous commençons à souffrir, à paniquer intérieurement, dès maintenant, dès que l’on prend conscience que quelque-chose de potentiellement difficile nous attend à plus ou moins brève échéance. Nous souffrons la souffrance en avance ! Et cette souffrance, qui est purement imaginaire, qui n’existe pas « en cet instant », qui est plus une peur de souffrir, une fabrication de notre mental, déteint sur notre vécu présent, et nous vole la paix de ce moment.
Car malheureusement, cette projection de la souffrance ne nous protège en rien de ce qui va arriver demain, après-demain, dans un, dix ou 20 ans, non… tout ce que fait cette peur, cette souffrance a-priori, c’est de nous priver de notre paix présente. La posture de la tortue est une bien maigre menace… Mais selon la gravité de ce à quoi notre cerveau (toujours prompt à envisager le pire…) s’attend, selon l’intensité de « terreur » que l’on agite sous nos yeux, il devient parfois difficile de respirer ici et maintenant, d’apprécier ce que nous avons, de nous émerveiller du chant des oiseaux, de profiter de la beauté du jardin sous nos yeux. D’aimer aujourd’hui.
« L’inquiétude est comme un rocking-chair. Elle vous donne quelque-chose à faire, mais ne vous mène nulle-part ».
_ Erma Bombeck
Aussi, la question que très sincèrement je me suis posée (et me pose encore certains jours…), c’est, finalement : vaut-il mieux ne pas savoir ce qui nous attend et voyager joyeusement, léger, « à la cool », jusqu’à ce que ça nous « tombe dessous » (ben oui, du coup…) ? Ou… vaut-il mieux savoir qu’une difficulté se profile, et commencer à se gâcher la vie dès maintenant ?! Non, c’est une vraie question… et voici ce que j’en pense :
Le yoga n’ira jamais dans le sens de l’ignorance ou du déni… Alors, c’est une chose que d’être calme et détendu parce qu’on ignore ou qu’on ne veut pas voir les difficultés qui nous attendent. C’est bien, c’est comme ça, c’est sûrement reposant pour le système nerveux…. C’en est une toute autre en revanche, d’être conscient de ce qui nous pend au nez, eeeeeet d’être capable de se détendre en attendant… de FAIRE LE TRAVAIL D’INLASSABLEMENT SE DÉTENDRE d’ici-là. Pour notre évolution intérieure, je pense que ce sont deux choses vraiment très différentes…
Et le merveilleux dans tout ça, c’est que si nous faisons véritablement ce travail, instant après instant, de se détendre, tant que ça va, de soupirer, respirer, relaxer nos tensions en trop, apaiser notre mental, là maintenant, si nous répétons cela encore et encore (et c’est ce que nous faisons constamment au tapis…), et bien, quand ce moment difficile arrivera, nous aurons acquis de nouvelles compétences ! Nous aurons la capacité à aborder la situation avec beaucoup plus de calme intérieur, nous saurons trouver le confort dans cet inconfort, et nous souffrirons moins ! (pour reprendre les mots du frère bouddhiste Phàp Dung, proche disciple du bien regretté Thich Nath Hahn : « Si nous savons comment souffrir, nous souffrirons moins. »)… Ou pour le dire autrement : nous saurons accueillir la souffrance quand elle fera surface, sans décupler notre douleur en y résistant (y compris et peut-être surtout mentalement), sans vouloir que les choses soient autrement (puisqu’elles sont ainsi… du moins pour l’instant, cela ne durera pas toujours…). Nous saurons ne pas faire de la tortue notre torture…
D’autant que, dans cette période qui précède le dur (d’où l’intérêt de « vouloir savoir »…), nous avons la possibilité de nous préparer. Nous pouvons « rentrer du bois pour l’hiver ». Et c’est ce que nous faisons en travaillant « morceau par morceau »… la rétropulsion des bras, la rotation externe des fémurs, la flexion des hanches… nous découpons la complexité de la posture en unités beaucoup plus accessibles. Nous faisons le travail une chose après l’autre, avant de tout combiner, ce qui fait que – même si on ne peut pas tout prévoir, même si on ne peut pas tout réussir, tout engranger de ces « préalables », malgré tout, lorsque la difficulté se présente, elle nous semble beaucoup plus accessible. Beaucoup plus respirable. On est plus compétent, plus qualifié, mieux équipé extérieurement eeeeet intérieurement, et on peut « faire avec ». Prévoir, (se) préparer consciemment, essayant d’estimer de quoi nous aurons besoin et ce sans inutilement créer de tension, c’est éviter (au moins une partie de) la douleur. Heyaṃ duḥkham. Ou… me disais-je en faisant demi-tour : si je sais qu’il va pleuvoir, je prends un parapluie !
On a même parfois la bonne surprise de voir que ce n’est pas si difficile qu’on l’aurait cru ! L’idée que l’on se fait d’une situation nous semble bien souvent plus insurmontable que sa réalité… les choses sont toujours différentes « quand on y est »… Et en ce sens, nous pourrions choisir de voir l’inquiétude, comme un manque de foi (de respect presque…) en nos forces de résilience, qui sont grandes en réalité ! Je sais bien que beaucoup a été fait pour que l’on croit le contraire, pourtant, il nous faut absolument retrouver confiance (et estime de nous-même) car nous avons et nous aurons toujours capacité à nous adapter « en cas de tortue » (ou de tout autre défi proposé par la vie). N’en doutons pas.
Et puis qui sait, cette situation tant redoutée n’arrivera peut-être finalement jamais (ni le pire ni rien n’est jamais certain !). Si l’on comprend que c’est notre mental qui crée la difficulté et que l’on apprend à calmer ce mental, on pourrait ne pas « appeler », ne pas « importer » cette situation dans notre réalité (« S’angoisser, c’est prier pour ce dont nous ne voulons pas. », dit en substance Sharon Gannon, et c’est vrai !). Ou bien, si l’on comprend que toute difficulté est là pour nous faire grandir, évoluer, et que l’on a bien cheminé dans l’intervalle, elle n’aura peut-être plus sa raison d’être dans quelques temps. Ou elle aura moins d’intensité. Ou bien nous prendrons les choses « autrement » (on fera « une variante », on réalisera que cette position des bras vers l’arrière, c’est en fait « seulement celle » de bālāsana). Nous verrons l’événement avec moins de gravité, plus de hauteur et de philosophie. Nous saurons que tout est pour notre bien. Ou pour un Bien plus grand. Et nous saurons accueillir ce qui s’en vient.
« J’ai traversé des choses terribles dans ma vie, dont certaines se sont réellement produites ».
_ Mark Twain
Alors je vous avoue que j’ai beaucoup ri, lorsque, vous racontant cela la semaine suivante, l’une d’entre-vous me rappela dans un sourire : « d’ailleurs, on n’a pas fait la tortue ! » Je l’avais oublié, mais c’est vrai…, au dernier cours au final, on n’a même pas fait la tortue !!!! On n’a pas eu BESOIN de la faire (du reste, j’insiste : on a toujours le DROIT, le CHOIX de NE PAS la faire !). Car ce qui importe, toujours en yoga, ce n’est pas tant de pratiquer la posture, mais L’ESSENCE de la posture. En l’occurence ici avec Kūrmāsana, ce que nous cherchions, c’était cette capacité à rentrer en nous-même, à nous glisser dans notre carapace, à nous « lover », temporairement, loin des sollicitations et des soucis du monde, pour retourner au centre de notre être, là où tout est naturellement toujours en paix. Ce que nous cherchions, c’était en réalité non-pas tellement une posture, mais une véritable retraite… la possibilité de Pratyāhāra. Une parenthèse au centre de soi.
Voilà… je vous souhaite d’éviter l’évitable et de rester centré quoiqu’il arrive ou n’arrive pas, Gwenaëlle.